Au contact des plus grands maîtres japonais, Maâmer Ezzaïer a pu assouvir la grande passion de sa vie, les arts martiaux. Il y excella d’ailleurs à tel point qu’il a mis en place une nouvelle méthode du Kibodo, reconnue en 1991 par les Japonais, grands protecteurs de cette discipline.
«Nul n’est prophète en son pays», déplore le disciple du maître nippon Hiroo Mochizuki. Il se sent en effet ignoré par la fédération alors que sa compétence aurait énormément pu servir cette discipline dans notre pays.
Maâmer Ezzaïer, reconnu à l’échelle internationale, votre savoir aurait sans doute pu servir les arts martiaux tunisiens. Pourquoi n’avez-vous jamais assumé de responsabilités au sein de la fédération ?
Parce que entrer dans le «système» suppose une chaîne de connaissances, de protections et d’alliances. Vous devez accepter d’être le protégé de telle ou telle personne, et de batailler ferme pour garder votre siège. Le comble, c’est que les fédéraux ignorent les grands champions tunisiens reconnus à travers le monde, mais sont prompts à honorer régulièrement des jeunes dont le seul titre de gloire consiste en un championnat d’Afrique bidon. Car le niveau continental reste insignifiant, à des années lumières du plus haut niveau. Je suis 7e Dan Yoseikan-Budo (F.T.Y.B/C.I.Y.B), un titre rare à travers le monde. J’étais l’assistant du maître japonais qui a créé cette option des arts martiaux. Je n’attends pas leur reconnaissance. Tout le système est ainsi fait. Je n’aimerais pas y entrer pour faire de la figuration, pour le décor. Je préfère exploiter mon temps au travail, une valeur sacrée. A mon âge, je ne prends pas un seul jour de repos. Je continue de travailler.
Comment avez-vous commencé votre long parcours dans les arts martiaux ?
En 1965, je me suis engagé auprès d’un technicien français, M. Pace, qui enseigne le judo dans une salle sise rue Abderrazak Cheraibi, à Tunis, le Mochizuki Club, du nom du célèbre maître japonais Hiroo Mochizuki, fondateur du Yoseikan Budo. Ce Français a profité de la tournée du maître nippon pour lui demander de baptiser sa salle à son nom, ce qu’il accepta aimablement. J’ai remporté le premier championnat de Tunisie, toutes catégories en 1969. Notre directeur technique national, Hamadi Hachicha, m’opposait à des combattants que je «descendais» l’un après l’autre. La même année, après avoir fait mes armes en sélection nationale, accompagné de mon frère Abdelaziz, un champion de judo, je suis parti en France où j’ai remporté les championnats de France 1971, 1972, 1973 et 1974. J’ai également remporté plusieurs tournois à travers l’Europe. Après, j’ai pratiqué le karaté, rejoignant le plus haut niveau et participant aux 4e Jeux méditerranéens de karaté, à Milan, en Italie. J’ai ensuite entraîné la sélection nationale de karaté avant de pratiquer d’autres sports tel que le Yoseikan Budo.
Pourquoi avez-vous choisi cette discipline, pas encore en vogue en votre temps ?
Parce que c’est une hygiène de vie, un choix pour l’existence. Il y a des gens plus jeunes que moi sur le papier, sur la carte d’identité. Mais je peux me vanter d’être réellement plus jeune qu’eux dans la course, en montant un escalier… En fait, comme tous les enfants tunisiens, j’ai pratiqué le football à l’âge minimes au Stade Tunisien, puisque je suis né au Bardo. Le célèbre et ancien international Hedi Braiek est mon cousin. Cet alter ego de Noureddine Diwa, surnommé «La roue», décédé en 2014, a joué à Cannes et à Cologne. Mais cela n’a pas duré plus de trois mois. J’ai dû fuir le foot et le ST en raison des brimades et corrections qu’on y pratique. Certains entraîneurs des jeunes ne connaissent pas d’autre pédagogie que les gifles. J’ai de suite opté pour le judo où, après ce marathon de la vie, je continue à me dire que ce n’est jamais assez, que je ne connais finalement rien. Au bout du compte, le choix de cette discipline, c’est pour la vie.
Vos parents vous ont-ils encouragé à pratiquer le sport ?
Mon père Ahmed, un fellah, et ma mère Hlima étaient des gens simples. Ils ne pouvaient pas apprécier le sport à sa juste valeur. Lorsque j’étais devenu un champion confirmé, ils n’ont plus caché leur fierté d’autant que je gagnais désormais ma vie par le sport. J’ai trois frères et une sœur qui ont tous été touchés par le virus du judo. Abdelaziz et Mehrez, que j’ai formés, furent même champions d’Afrique.
Que vous ont apporté les arts martiaux ?
La confiance, donner sans attendre en retour quelque chose des autres, la sagesse pour toute la vie, l’humilité, la modestie. Cela fait un demi-siècle que je suis dans le domaine. C’est le combat de toute une vie. J’ai eu la chance d’apprendre beaucoup auprès de maîtres japonais, les premiers dans le monde. J’ai eu la chance de ne pas m’être blessé. Il y a des champions qui deviennent alcooliques en raccrochant. Ils vont vivre sur le souvenir de deux titres africains décrochés. Pourtant, le passage à la dimension de maître vous permet de laisser vos empreintes, de servir d’exemple pour la jeunesse et de donner un sens à votre vie. Ce sport a été le meilleur remède contre les tentations et la dépravation. Je n’ai jamais fumé ou bu de l’alcool.
N’avez-vous jamais été tenté de changer de nationalité ?
Non, jamais, car je suis fier de mes origines. Pourtant, j’ai longtemps combattu en France dans les championnats d’Europe au niveau des clubs.
Quels furent vos entraîneurs ?
C’est Hamadi Hachicha qui m’a montré la voie. Il m’a formé du point de vue technique et appris l’intégrité, la droiture et la générosité. Son exemple a éclairé ma voie. Pour le reste, ce sont des Japonais qui m’ont permis d’aller aussi loin.
Quel est votre meilleur souvenir ?
Lorsque j’étais revenu dans mon pays et mis en place ma propre méthode. En effet, en 1991, j’ai conçu une méthode du Kibodo après huit ou neuf ans de recherches. Un sportif arabe qui crée une nouvelle technique d’un sport japonais: vous imaginez la dimension de l’exploit. De grands maîtres japonais étaient venus en Tunisie pour m’honorer et me donner le diplôme, alors que, comme je viens de vous le dire, mon pays ne l’a pas fait.
Comment se portent les arts martiaux aujourd’hui en Tunisie ?
Nous faisons du rafistolage. Un titre africain, et voilà qu’on vient nous raconter n’importe quoi. On en fait un grand exploit alors que le niveau continental ne signifie plus rien par rapport à l’Europe et à l’Asie. Chez nous, le champion devient entraîneur à 25 ans, alors qu’il n’a ni bagage ni pédagogie ni encore moins l’expérience. On n’ose pas recourir aux experts. Par conséquent, le niveau a baissé.
Quel est le secret de votre réussite ?
Le sérieux, la persévérance et une exigence totale vis-à-vis de soi-même. La recherche constante de la perfection comme nous l’enseignent les grands maîtres. A 85 ans, un des maîtres japonais disait encore : «Je ne sais rien. La seule chose que je connais, c’est que la perfection n’est pas de ce monde».
A bien y réfléchir, cela dépasse le simple cadre de la performance physique ?
Oui, toute votre existence se trouve imprégnée de cette sagesse que vous communiquez aux autres. Vous parvenez à maîtriser vos pulsions, vos colères. Vous devenez un «Shihan», soit un exemple à suivre, un modèle en japonais. Quant à la performance, vous la créez par votre corps qui doit répondre aux ordres de votre cerveau. Toute ma vie, j’ai cherché à corriger mes erreurs et celles de mes élèves. J’ai écrit une douzaine de bouquins sur les arts martiaux.
Un gros regret ?
(Après un moment de réflexion). Non, Dieu merci. Aucun.
Votre devise dans la vie ?
Le sérieux et le travail. Quelqu’un qui ne travaille pas est inutile. J’espère rester utile jusqu’au dernier souffle de la vie. Une fois, j’ai «descendu» des champions l’un après l’autre, mais je fus incapable de battre notre entraîneur japonais qui était pourtant nettement plus âgé, je lui en ai demandé le secret. Il me répondit: «Le travail, toujours le travail. Voilà mon seul secret». Personnellement, même durant les vacances, je bosse.
Il vous reste un temps pour vous adonner à vos hobbies?
Dans les rares moments où je me repose, le week-end, je vais au bord de la mer car j’aime beaucoup la sérénité qu’elle communique. J’ai des goûts très simples..
Que signifie pour vous l’amitié ?
Elle est très importante. Pourtant, je n’ai jamais rien demandé à personne. Abdelhamid Echeikh, ancien ministre de la Jeunesse et des Sports, m’avait proposé d’acheter une villa au village construit à Radès à l’occasion des Jeux méditerranéens 2001 à Tunis. Je lui ai répondu: «Qu’est-ce que je vais en faire, j’ai déjà ma villa à Borj Cedria». Il m’a souri, me disant: «Voilà, je m’y attendais. C’est la raison pour laquelle vous êtes mon ami !».
Parlez-nous de votre famille…
Je me suis marié une première fois en 1975. Ensuite, je me suis remarié avec Samah en 2010. Nous avons un enfant, Hamza. Je fais tout afin de le voir équilibré dans la vie.
Depuis septembre 2012, vous êtes le fondateur et directeur du Centre international de formation en protection rapprochée (C.I.F.P.R). Continuez-vous à y exercer?
Oui, je n’ai pas arrêté de m’y investir. C’est le premier Centre agréé en Afrique et dans le monde arabe. J’ai cinq assistants. J’y forme des cadres pour des sociétés et accueille certaines personnalités qui aiment être initiées dans ce domaine. Par le passé, j’ai formé des milliers d’agents et cadres du ministère de l’Intérieur ou de la Garde présidentielle, quelque chose comme 25 mille personnes en trente ans. Je délivre des diplômes en tant qu’expert. Donc, je suis un peu dans mon domaine. Un médecin ou un journaliste qui sort la nuit a un journal à la main, ou des clefs. Je lui apprends à se défendre contre toute agression avec ces simples «armes» que sont le journal et les clefs sans toutefois faire de mal à son assaillant, soit dans le respect total des droits de l’Homme. Cela est très utile dans les circonstances actuelles. Cet apprentissage nous débarrasse de la peur dans la rue à certaines heures de la nuit.
Enfin, comment trouvez-vous la situation du pays ?
Nous sommes au bord du précipice. Qu’allons-nous léguer à nos enfants? Face à la corruption galopante, au mauvais goût, à la médiocrité et au laxisme, je me sens parfois vivre dans un siècle qui n’est pas le mien, de m’être trompé d’époque.